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Monday
May112015

On n'est vraiment pas couchés

Comme beaucoup, j'ai trouvé l'émission du samedi 2 Mai d'On n'est pas couché particulièrement affligeante. Notamment pour les propos ouvertement sexistes de Jean-Pierre Mocky envers Léa Salamé, sans grande indignation sur le plateau, mais surtout pour cette sortie de Laurent Ruquier :

Même s'il n'y a de toutes façons jamais de «bonne cible», s'il y avait bien des gens qui n'étaient pas «les bonnes cibles», c'étaient les dessinateurs de Charlie Hebdo, des gens qui ont toujours prôné le respect des différentes religions — même s'ils s'en moquaient évidemment — mais le fait qu'on puisse les pratiquer dans notre pays, qu'on soit juif, musulman, ou catholique […] Il n'empêche en tout cas qu'ils ont toujours lutté contre le racisme, contre l'antisémitisme, contre toute forme de haine […] C'est cela qu'on devrait continuer à répéter : ils se sont vraiment trompés de cible.

Si je comprends bien sa logique, l'animateur semble considérer que les assassins du 7 janvier, et leurs commanditaires Al-Qaedesque qui appelaient depuis des années au meurtre contre la rédaction de Charlie Hebdo, se seraient en fait «trompés de cible», pour la raison que Charlie n'était pas, en fait, islamophobe.

Voilà un raisonnement assez symptomatique du regard schizophrène que portent nos médias et, du moins en public, nos dirigeants, sur les organisations jihadistes : d'un côté elles seraient tentaculaires, diaboliques, invincibles et intouchables, donc présumablement dirigées par des cadres intelligents, et simultanément n'employeraient que des barbares imbéciles, dont toutes les actions et déclarations doivent être prises au pied de la lettre, ces sauvages au QI d'huître avariée étant manifestement incapables de la moindre subtilité.

Posons une hypothèse originale : les jihadistes ne sont pas des imbéciles. Illuminés, fanatiques, porteurs de croyances assez improbables sur les volontés de Dieu et la vie après la mort, tout cela, peut-être, mais pas stupides. Interprétons leurs actions comme réfléchies, s'appuyant sur des choix tactiques et stratégiques cohérents au vu de leur vision du monde, et étudions-les pour tenter de discerner leurs véritables buts.

Si l'on se donne la peine de réfléchir en ces termes, la première chose qui saute aux yeux est que la lutte contre l'islamophobie (dans son sens consacré en occident, à savoir «racisme anti-musulmans») ne fait pas partie des objectifs des jihadistes. Il était trivial de prédire que les attentats de Janvier allaient augmenter l'hostilité envers les musulmans de France, comme cela a été le cas presque partout après des attentats similaires, et comme cela s'est effectivement passé. Les exécutants comme ceux qui les ont incité à agir de la sorte devaient s'y attendre.

Ceci suffit à s'interroger sur ce qui passe par la tête de Laurent Ruquier quand il prononce les phrases ci-dessus, et à s'étonner qu'aucun invité, ni à ma connaissance aucun commentateur depuis, n'ait relevé l'absurdité du propos.

Mais poussons la réflexion un peu plus loin : si les jihadistes ne cherchent pas à améliorer les conditions de vie des musulmans, quelle est leur motivation ? Qu'est-ce qui fait que des êtres humains normalement constitués, habitants un des pays les plus prospères au monde, sacrifient leur vie pour assassiner des dessinateurs ?

Une réponse se propose habituellement à ce stade : C'est la religion ! C'est l'islam ! Il y a manifestement de cela : quand un des frères Kouachi crie «On a vengé le prophète Mohammed», il ne parle pas d'un personnage de Super Picsou Géant. Ceux qui affirment que «cela n'a rien à voir avec l'islam» ne convainquent qu'eux-mêmes, ou du moins se trouvent une excuse pour arrêter de réfléchir.

Mais il est tout aussi paresseux de prétendre que la motivation religieuse expliquerait tout, ou même quoi que ce soit. S'il est vrai que de nombreux versets du coran incitent à la violence envers les «mécréants», d'autres appellent à convaincre par la parole plutôt que par la violence, exigent le respect envers les «gens du livre», ou affirment qu'il n'y a «pas de contrainte en religion». Les jihadistes choisissent de suivre à la lettre les premiers et d'ignorer les seconds. Il y aurait 2 millions de musulmans pratiquants en France, et plusieurs centaines de millions dans le monde. S'il suffisait de prendre le texte coranique au sérieux pour devenir jihadiste, nous serions en guerre totale depuis longtemps. Comme ce n'est pas le cas, nous devons conclure que seule une infîme minorité de musulmans pratiquants (en France comme ailleurs) partagent les valeurs des jihadistes. Ce que certains abrutis dénoncent comme de l'aveuglement-de-gôôooooche-bisounoursique-touche-pas-a-mon-pote-anti-racis'-padamalgam n'est qu'une conclusion inévitable au regard de l'état du monde.

Donc : ils ne luttent certainement pas contre l'islamophobie. Ils ne sont pas simplement «programmés» par leurs textes sacrés. Il va nous falloir réfléchir d'avantage.

Penser que cet attentat a pour unique but de faire interdire le blasphème en France me semble extrêmement naïf. Le gouvernement français ne va pas rendre illégal la caricature de Mahommet, pas après un attentat, ni après dix attentats, et de toutes façons les autres pays ne suivront pas à moins d'être eux aussi gravement touchés. Seuls de doux rêveurs pourraient penser celà, et leur succès montre que les cadres d'Al-Qaeda et Daesh n'en sont pas.

Il se trouve qu'Al-Qaeda est depuis bien avant le 11 septembre tout à fait transparente sur son principal but politique, à savoir l'instauration d'un califat, un gouvernement basé sur leur interprétation des textes islamiques, régnant sur tous les territoires ayant un jour été musulmans. Un embryon de califat existe maintenant en Irak et en Syrie : c'est l'«État Islamique». Il semblerait logique qu'Al-Qaeda et ses alliés consacrent la majorité de leurs efforts à faire grandir cet embryon. C'est effectivement ce qui se passe : des jihadistes recrutés un peu partout dans le monde affluent vers l'Irak et la Syrie. Certains, cependant, retournent dans leur pays d'origine, et parfois, y commettent des attentats, contre des cibles qui souvent, comme Charlie Hebdo, ne semblent pas avoir grand rapport avec la Syrie. Pourquoi ? En quoi assassiner la rédaction de Charlie Hebdo et les clients de l'HyperCasher renforcerait l'état islamique en Irak et au Levant ?

D'une façon très simple, qui a été théorisée il y a plus de dix ans par un des grands tacticiens du jihadisme moderne, un certain Abu Musab al-Suri. Ce dernier s'oppose à Osama Bin Laden et condamne les actions d'éclat d'Al-Qaeda contre les États-Unis (attentats contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salaam, le destroyer USS Cole, et le World Trade Center en 1993 puis 2001) comme dangereuses et inefficaces. Il conseille de frapper plutôt l'Europe, en une succession d'attaques menées par des «soldats» peu nombreux, autonomes et légèrement armés.

D'après le politologue Gilles Kepel, spécialiste de l'islam et du fondamentalisme, al-Suri voit en l'Europe le «ventre mou» de l'occident, et considère que ses populations musulmanes, largement défavorisées socio-économiquement, souffrant de la xénophobie, peuvent être convaincues de rejeter la société plurielle et libérale pour rejoindre le jihadisme. Il prône une tactique visant à entretenir une panique remettant en question la stabilité des pays européens et la viabilité de leurs modèles ouverts et démocratiques, afin de déstabiliser à peu de frais leurs gouvernements et les faire «sur-réagir», augmenter l'hostilité envers l'islam dans son entièreté, pour in fine convaincre les musulmans d'Europe que celle-ci ne les acceptera jamais, et que leur émancipation ne se trouve pas dans la démocratie pluraliste mais dans le fondamentalisme et l'extrémisme.

Al-Suri identifie dès 2004 trois cibles de choix pour ces nouveaux jihadistes : les intellectuels libéraux, les Juifs, et les apostats, particulièrement les musulmans qui servent sous l'uniforme des impies.

Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont suivi ses instructions à la lettre, en assassinant les journalistes de Charlie Hebdo, les clients Juifs de l'HyperCasher, et le policier Ahmed Merabet. Si les raisons de cibler des Juifs et des musulmans «vendus» à l'état sont évidentes, pourquoi donc s'attaquer à des intellectuels libéraux, pluralistes, anti-racistes ? Pourquoi pas n'importe quel intellectuel, sans être trop pointilleux sur ses idées ? Pourquoi pas des intellectuels ouvertement islamophobes ?

Je reprend encore une fois Gilles Kepel, dont l'audition à l'assemblée nationale mérite d'être écoutée en entier : parce qu'une grande majorité des populations européennes s'identifie à ces intellectuels libéraux. Charlie Hebdo n'est pas seulement le journal qui a republié les caricatures danoises, ni celui qui s'obstine à dessiner le prophète : c'est aussi et surtout une partie intégrante du paysage culturel français, auquel presque toute la population peut s'identifier au moins en partie. Même ceux qui n'ont jamais acheté Charlie Hebdo connaissent le grand duduche de Cabu, et voyaient régulièrement les dessins de Charb à la télévision. L'assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo a été perçue comme une attaque envers toute la société française, même si la ligne éditoriale de Charlie est loin à gauche du spectre poltique actuel, son défunt rédac' chef ne cachant pas ses sympathies communistes.

Souvenons-nous de ce qu'il s'est passé après les attentats : toute la scène politique française s'est unie en hommage aux victimes. Plus de gens sont descendus dans la rue qu'à aucune autre occasion depuis la libération. Les quelques ados qui refusaient la minute de silence — se comportant ainsi comme n'importe quel gosse bêtement rebelle — ont été décrits comme une cinquième colonne hostile à «nos valeurs», ce qui est plus qu'ironique quand on sait à quel point les valeurs de Charlie sont relativement peu partagées. Jamais une attaque contre un journal réellement islamophobe, comme Valeurs Actuelles, n'aurait générée une telle unanimité. Jamais des opposants à un mouvement #JeSuisValeursActuelles au nom de la ligne éditoriale de ce journal n'auraient été descendus en flammes par la quasi-totalité de l'opinion.

En résumé, Charlie a été assassiné non parce qu'il était perçu comme islamophobe, ce qu'il n'était pas, mais parce qu'il était la cible idéale pour engendrer une union nationale hostile aux jihadistes et, trop souvent, à l'ensemble des musulmans. Et c'est cette hostilité que recherchaient Al-Qaeda et Daesh, pour sa capacité à exacerber un sentiment de rejet chez les milliers de paumés ou laissés-pour-compte qui, espèrent-ils, pourraient rejoindre leurs rangs.

Non, monsieur Ruquier, les jihadistes ne se sont pas «trompés de cible» en choisissant un journal pas vraiment islamophobe. Leur but a toujours été de favoriser et d'amplifier l'islamophobie, et en cela ils ont parfaitement visé. Il est fort peu probable qu'un jihadiste s'en prenne un jour à Éric Zemmour ou Valeurs Actuelles, pour une raison très simple : les jihadistes savent reconnaître leurs alliés.

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Reader Comments (4)

La stratégie n'est pas nouvelle : au début des "évènements" d'Algérie le FLN ne s'est attaqué aux pieds-noirs que pour provoquer des ratonnades qui creuseraient un fossé sanglant entre les communautés : et malheureusement ça a marché, les pieds-noirs sont tombés dans le piège http://guerredalgerie.pagesperso-orange.fr/1955_Aout.htm http://guerredalgerie.pagesperso-orange.fr/1955_Decembre.htm

Sinon initialement le FLN s'est attaqué aux Musulmans 'Français', particulièrement fonctionnaires et élus, qui représentaient le lien entre les Français Musulmans d'Algérie et la République http://guerredalgerie.pagesperso-orange.fr/amis_de_la_france.htm et imposé aux autres leurs règles 'islamiques' telles que l'interdiction de fumer http://guerredalgerie.pagesperso-orange.fr/Recalcitrants.htm http://guerredalgerie.pagesperso-orange.fr/1955_Decembre.htm

Article intéressant, cependant, je pense que les cibles des jihadistes ne sont pas aussi figées que Kepel ne le laisse entendre. Les tentatives d'attentats de Sid Ahmed Ghlam contre des églises le prouvent. L'assassinat de Pim Fortuyn au Pays-Bas montre aussi que l'extreme-droite n'est pas non plus à l'abri.

May 14, 2015 | Unregistered CommenterJulien Colot

Malheureusement cet article est trop bancal en raison d'un simple erreur mais qu iest d'importance: Daesh et Al-Qaeda ne sont pas alliés mais ennemis. Ils connaissent le même théoricien, al-Suri, mais leur modes d'actions sont sensiblement différents et ils se battent pour la prédominance et le leadership jihadiste dans le monde. On voit d'ailleurs que les organisations elles-mêmes sont différentes, Daesh ayant une structure organisationnelle plus horizontale qu'al-Qaeda. C'est bien de citer Gilles Kepel mais il faut l'écouter plus attentivement.

Enfin, sur cette phrase "nous devons conclure que seule une infîme minorité de musulmans pratiquants (en France comme ailleurs) partagent les valeurs des jihadistes. Ce que certains abrutis dénoncent comme de l'aveuglement-de-gôôooooche-bisounoursique-touche-pas-a-mon-pote-anti-racis'-padamalgam n'est qu'une conclusion inévitable au regard de l'état du monde.", rappelons que la "nébuleuse" salafiste, jihadiste, mais plus largement islamiste, concerne 10% du milliard de musulman dans le monde, soit environ 100 millions de personnes, chiffre qui peut s'élaguer en le ramenant à ceux qui désirent vraiment le conflit armé, soit 5 à 7 %, ce qui nous donnent toujours 50 à 70 millions de combattants potentiels. De plus, ignorer ce qu'est l'islam (et non l'Islam qui est la civilisation, ce qui est bien différent) c'est sous-estimer la situation actuelle.

Enfin, petite précision: le respect des religions du Livre existe bien, mais en contrepartie d'un impôts pour dhimmis, la jiziya. Un respect en toute liberté, non? A la limite, et bien que cela paraisse plutôt surprenant, vous trouverez plus de respect des religions du Livre chez les shi'ites, et notamment en Iran.

May 15, 2015 | Unregistered CommenterCarlJ

Je pense que vous sous-estimez les chiffres. La proportion est peut-être plus importante encore. Il y a dans toute société, une certaine proportion de crétins ou d'instables prêt à se mobiliser derrière une idéologie meurtrière, aussi absurde soit-elle. Le plus souvent, cette minorité reste démobilisée, dissoute dans la population générale, mais il arrive qu'a la faveur d'une crise, d'un changement de société, un minorité agissante parvienne a cristalliser autour d'un projet fou cette armée de cons. A une époque pas si lointaine, ce fut le communisme, un peu plus tard le nazisme, et maintenant l'islamisme jihadiste. Maintenant, je pense qu'il serait erroné de donner trop d'importance aux textes de l'islam. Ces textes contiennent une bonne dose de contradictions qui impose une suspension du jugement et empêche les croyants de bonne foi d'agir trop vite suivant un verset ou l'autre. Dans la pratique, c'est ce que l'on observe: aucun état musulman n'applique la chari'ah à la lettre (et surtout pas la jizyia que vous citez). Il y a aussi une différence fondamentale entre l'islam traditionnel et l'islam des convertis et des reconvertis, ces populations qui après une période de marche forcée vers le progrès, on pourrait presque d'acculturation, comme sous Bourguiba ou Nasser, réembrasse l'Islam, perçu comme un rempart contre l'anomie, alors que le fil de la tradition s'et rompu. Le lien avec l'Islam se fait dès lors sans passeur, à travers le texte et sans contextualisation, ce qui entraîne une tendance au radicalisme.

May 17, 2015 | Unregistered CommenterJulien Colot
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