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Monday
Oct012012

Blasphème et lois mémorielles

Unusually, a post in french, about serious philosopho-societal stuff. Don't worry, I'll be back soon talking about the iPhone 5 or something.

Le débat récent sur le "film" innocence des musulmans puis sur les caricatures de Charlie Hebdo a fait ressurgir une question importante : pourquoi en Belgique est-il légal de choquer des millions de musulmans en caricaturant le prophète, mais illégal de choquer des millions de juifs en niant l'holocauste?

Je pense qu'il existe une réelle différence entre se moquer d'un mythe religieux et faire fi d'une réalité historique. Je pourrais détailler le propos, mais d'autres l'ont déjà très bien fait, donc je préfère référer le lecteur vers le billet récent de Nadia Geerts, qui dit bien mieux que moi ce que j'aurais envie d'exprimer sur le sujet.

Néanmoins, même si je nie l'équivalence stricte, je suis tout aussi opposé aux lois anti-négationisme qu'aux lois anti-blasphème. Et comme je ne vois que très rarement un auteur qui n'est pas négationiste s'exprimer pour qu'on laisse aux négationistes le droit de faire de même, ce texte, je vais l'écrire moi-même.

Je peux imaginer quatre raisons de soutenir les lois anti-négationisme et autres lois mémorielles, et aucune ne me convaint complètement :

1) l'holocauste est un fait historique avéré, et toute personne qui prétend le contraire est donc nécessairement dans une optique de désinformation. Probablement, oui, mais justement c'est une excellente raison de ne pas interdire ce discours : on n'interdit pas de dire que la terre est plate, ou que la lune est en chocolat vert. Une vérité indéniable n'a pas besoin du support de la justice pour être acceptée. Généraliser ce raisonnement serait d'ailleurs catastrophique : si on interdit de dire tout ce qui est contraire à "ce qu'on sait", par définition la connaissance ne peut plus évoluer.

2) le discours niant ou minimisant un génocide est profondément offensant pour les familles des victimes, et pour tous les membres du peuple qui a été ciblé. Je pense que c'est cette raison-là qu'ont en tête ceux qui accusent les laïcs opposés aux lois anti-blasphème de "double discours". L'idée que l'état devrait rendre illégal ce qui peut choquer pose de multiples problèmes. Comment légiférer sur ce qui offense ? Pourra-t-on jamais mesurer le degré de désaroi causé par un discours donné, et, en attendant, que tolérer, que condamner ? Est-ce qu'un message qui heurte une personne très, très fort est plus ou moins condamnable qu'un message qui gène légèrement plusieurs millions ?

En tant qu'athée laïc, j'ai une tendance naturelle à être d'avantage choqué par le déni d'une vérité historique que par des railleries envers un personnage religieux. Je suis d'un autre coté conscient que dans une société multi-culturelle, mes sensibilités personnelles ne peuvent à elle seule constituer une base légale. Est-ce qu'un propos négationiste est plus ou moins heurtant pour "le juif moyen" qu'une caricature de Mahommet l'est pour un "musulman moyen" ? N'étant ni juif ni musulman, je me sens désarmé pour répondre à cette question. Je suis par contre convaincu que personne d'autre ne peut y répondre de façon objective. Tout cela me suggère qu'on ne peut pas interdire une parole uniquement parcequ'elle choque.

3) le discours négationiste, aussi distant soit-il des faits historiques, risque d'attiser l'antisémitisme chez le lecteur peu informé. Ce n'est évidemment pas un hasard si les milieux où court l'antisémitisme et ceux où le négationisme s'exprime sans complexe sont souvent confondus. D'où le désir pour tout anti-raciste de faire disparaître le discours négationiste. Objectif tout à fait louable, mais avant de prôner la solution législative, on doit se poser une question: est-ce que ça marche ?

Malheureusement, je ne pense pas. Malgré la loi, celui qui cherche un milieu où le négationisme est accepté le trouvera facilement, que ce soit sur internet ou entre amis partageant la même vision du monde. Est-ce qu'il y a moins d'antisémitisme dans les pays condamnant le négationisme ? J'aimerais voir une étude scientifique sur cette question, mais, en attendant, mon impression est que ce n'est pas le cas. Je dirais même que l'interdiction offre une aura rebelle au négationisme, pour les mêmes raisons qui font que l'adolescent en crise est plus séduit par les drogues illégales que par celles qui sont socialement acceptées.

4) enfin, et malheureusement on ne parle presque jamais de ça, les lois mémorielles offrent une caution morale au pays qui les promulgue. L'holocauste (pour prendre le génocide le plus connu) n'est pas que la responsabilité d'un fou, mais aussi de tous ceux qui l'ont suivi, et de ceux qui ont regardé sans rien faire. Si un pays est responsable de quelque façon pour les actes de ses citoyens, alors l'Allemagne, l'Autriche, la France, la Belgique, la Lithuanie et beaucoup d'autres ont, en tant qu'entités légales, une part de responsabilité pour ce qui s'est passé dans les années 40. (Tous ces pays comptaient d'héroïques opposants au nazisme, mais cela ne les dédouanne pas de leurs collaborateurs.) Ces pays ont réagi de diverses façons à leur mauvaise conscience, mais tous ceux que j'ai cité ont d'abord rendu illégal l'expression de toute opinion minimisant ce crime contre l'humanité.

Il sera difficile de jamais pardonner la complicité des pays européens dans le programme Nazi d'extermination des juifs, des homosexuels, des gitans, des franc-maçons, des malades mentaux et de tellement d'autres… La première étape nécessaire est pour moi d'accepter publiquement cette responsabilité. Certains pays l'ont fait, pas tous. Ensuite, promouvoir des politiques qui luttent non seulement contre l'antisémitisme mais également contre tous les autres racismes, pas au moment où le racisme s'exprime, mais à sa source, en luttant contre la peur, l'obscurantisme, et l'ignorance des autres cultures. Certains pays essayent, mais fort timidement.

Il faut avouer que l'éducation, c'est difficile. Donc, à défaut d'avancer dans l'efficace mais difficile, la France condamne Vincent Reynouard en 1992 à un mois d'emprisonnement avec sursis, puis à six mois ferme en 2004. Ça ne sert absolument à rien : ses écrits et vidéos sont largement disponibles sur le net, et ses fans le considèrent comme un martyr de la pensée unique. Il a fallu plus de 50 ans pour qu'un président français présente des excuses — fort timides et circonstanciées — pour une seule des atrocités commises par le régime de Vichy. (La rafle du Vel' d'Hiv, Jacques Chirac, 1995) C'est pitoyable. Mais bon, on emprisonne un gars qui a écrit un bouquin, donc ça va.

Le cas de l'Autriche est encore pire. L'antisémitisme courant dans ce pays durant la seconde moitié du vingtième siècle défie l'entendement. (Un exemple parmi tant d'autres : selon un sondage de 1973, seulement 21% des Autrichiens étaient favorables au retour des juifs autrichiens ayant survécu à l'holocauste.) En 1986, le pays choisit comme président Kurt Waldheim, un ancien officier de la Wehrmacht poursuivi par plusieurs pays pour crimes de guerre. Et en 2005, la police Autrichienne arrête l'historien négationniste David Irving, et le garde en prison pendant plus d'un an. Cela ne sert, encore, à rien.

Vincent Reynouard et David Irving sont des fascistes, je ne dis pas le contraire. Mais il est extrémement dangereux d'interdire à ceux qui ont tort de s'exprimer. Il est illusoire de croire que condamner l'expression publique d'une opinion raciste va de quelque façon diminuer le racisme. Et si l'Europe dépasse un jour l'horreur de l'holocauste, ce sera en assumant pleinement sa responsabilité, en favorisant le dialogue interculturel, et en permettant à tout le monde, aussi bien les victimes que les historiens de tous bords, de s'exprimer. Même ceux qui nient l'évidence. Surtout ceux qui nient l'évidence. La meilleure façon de révéler le négationisme pour l'arnaque haineuse qu'il est, c'est de le laisser s'exprimer au grand jour.

 

Bien sûr, tout cela a déjà été très bien dit par le regretté Christopher Hitchens, dans un débat à Toronto sur "la liberté d'expression implique le droit à la haine":